S’absorber de tout son cœur
(Taiun J-P Faure)
La société ne va pas très bien. Certaines personnes sont perdues, le sens de la vie est perdu pour beaucoup.
Quel est le sens de notre vie ? Est-ce que c’est d’avoir plein d’argent, des chaussures en peau de lézard ? Est-ce d’être applaudi ?
Certaines personnes me disent : « Je n’ai pas le temps de pratiquer. Je n’ai pas l’argent, je n’en ai pas la disponibilité… » Maître Dōgen dit que si vous avez des responsabilités, une famille, des obligations, c’est une situation idéale pour pratiquer la Voie. A la fin, le phénomène religieux ne doit pas être un plus, mais par contre, toute notre vie doit s’appuyer sur un point de vue non-égoïste, sur un point de vue cosmique.
Comment amener Bouddha dans nos vies ? Comment amener l’esprit de la Voie dans notre vie ?
Traditionnellement, dans un monastère, une partie du temps est consacrée à zazen, une autre à l’étude et une autre aux activités de la vie quotidienne. Toutes ces activités sont pratiquées à partir de l’enseignement du Bouddha.
Bouddha a dit : « Tel que vous êtes, vous êtes éveillé. » En fait, nous devons nous éveiller … au fait que nous sommes éveillés !
A ce moment-là, zazen prend une toute autre dimension, il est alors la manifestation de ce que nous sommes réellement et les activités de notre vie sont la manifestation de la vie de Bouddha.
Nous ne pratiquons pas dans le but d’obtenir l’éveil, mais dans le but de manifester notre plus haute dimension, celle d’un être éveillé. Aussi, pratiquer zazen, c’est seulement s’asseoir, sans rien rechercher, sans rien poursuivre, sans rien éviter. Mais cependant, le faire de tout son cœur. Manifester notre plus haute dimension. Honorer notre plus haute dimension. Donner la place d’honneur à notre plus haute dimension, celle de Bouddha.
Bien sûr, on peut être assailli dans ces moments-là par toutes sortes de pensées. Des envies de partir, de se mettre en colère ou d’être au soleil sous les cocotiers. S’absorber alors dans l’action de rentrer le menton, de laisser tomber les épaules, de permettre à la respiration de se faire librement et laisser notre esprit de Bouddha se manifester ; c’est la cérémonie par excellence.
Ceux qui rabaissent zazen à une dimension utilitaire devraient chercher d’autres techniques de bien être, il en existe de bien plus efficaces.
Si l’on aspire à la plus haute dimension de ce que nous sommes, on comprend qu’on peut le faire en zazen, au milieu des ennuis, en vacances, quand on est malade, quand on va mourir, toujours et partout. À la fin, l’attitude religieuse véritable, c’est se consacrer à ce que la vie nous donne. Faire toute chose avec un esprit ouvert.
Quand on quitte zazen, il y a la cérémonie puis la vie quotidienne. Mais il s’agit toujours de la même pratique : ne pas se laisser envahir par les développements du karma.
Maître Eno emploie l’expression « absorption unifiante », s’absorber dans ce qu’on fait, être un avec ce qu’on fait, avec l’univers.
Absorber nos mauvais penchants, nos peurs, notre agitation, notre imagination… La liste est longue et dépend de chacun.
En zazen, on s’absorbe en maintenant la position verticale, sans tension, sans donner suite à ce qui apparaît et disparaît. Cette absorption est très facile pendant zazen, la pratique dans l’immobilité est très simple, seulement s’asseoir. Mais si on n’arrive pas à le faire en zazen, comment va-t-on le faire dans l’activité, dans le mouvement ?
S’absorber dans la forme de zazen sans poursuivre quoi que ce soit, c’est mushotoku, sans esprit de profit personnel. C’est la grande dimension de notre vie, honorer, immobile, notre plus haute dimension, mushotoku.
Dans la cérémonie, manifester mushotoku dans une activité qui n’apporte rien à notre égoïsme.
Ensuite et toujours, manifester l’esprit mushotoku dans des activités qui ont un but en soi (nettoyer, faire la cuisine…). C’est toujours l’esprit qui ne s’accroche à rien, qui ne s’approprie rien, qui ne rejette rien.
On comprend que cette pratique soit universelle ; quelle que soit la situation, il est toujours possible d’accéder à cet esprit large, vaste. Elle ne concerne pas une minorité, elle n’est pas pour quelques personnes oisives. La Voie du Bouddha existe au cœur de nos vies.
Il n’y a aucun empêchement à cette pratique. Certaines personnes disent : « Je suis amoureux, donc je ne peux pas venir au camp d’été ; j’ai du travail, je suis trop occupé, j’ai des douleurs, je suis malade, je suis trop vieux… » Aucune de ces explications ne tient debout. La Voie du Bouddha est bien au-delà. Tous les moments, toutes les activités méritent qu’on s’y absorbe complètement.
Un disciple demande au maître : « Quand il fait chaud, comment échapper à la chaleur insupportable? » Le maître répond : « Quand il fait chaud, il fait seulement chaud. » Tous les rejets, les volontés de s’échapper, tous les commentaires, tout doit être absorbé.
Certaines personnes disent : « Je veux arrêter, je veux manger du bifteck. Je n’accepte pas d’avoir mal aux genoux… je n’accepte pas comment mes parents m’ont élevé… je n’accepte pas ce qui m’arrive… »
L’enseignement de Dōgen est très profond, universel. Il ne s’agit pas de chercher un endroit où l’on échapperait à notre histoire, où l’on éviterait nos responsabilités, où l’on éviterait la vie qui est la nôtre.
Il ne s’agit pas de chercher quelque chose de spécial. La religion n’est pas un opium, la religion n’est pas une fuite, la religion n’est pas pour des privilégiés.
La personne qui dit : « Je suis malade, je ne pourrai jamais guérir. Ma vie est fichue, alors je laisse aller… » ne comprend pas l’enseignement du Bouddha.
Universel veut dire que tel que nous sommes, nous pouvons nous éveiller, tel que nous sommes, nous devons nous éveiller.
Quelqu’un, l’autre jour, m’a dit : « Je suis en colère envers ce qu’on m’a fait vivre. Plus je regarde dans mon passé et plus je m’enfonce. »
Bouddha dit : « La cause de la colère, c’est la colère elle-même. » Ce n’est pas ce qu’on entend dans le monde. La cause de la tristesse, c’est la tristesse.
Quand j’ai entendu ça, je n’étais pas d’accord. Je pensais qu’il y avait des éléments extérieurs à changer, que je devais combattre, éradiquer.
Mais le Bouddha dit que la cause de la colère, c’est la colère. On comprend alors comment il faut pratiquer.
Des phénomènes extérieurs suscitent, allument en moi ce qui n’est pas clair, pas accepté, pas résolu, qui me fait accuser les autres, me battre… Le karma est toujours là, à l’état latent. Si quelque chose d’extérieur vient le rallumer, on dit trop vite : « C’est de sa faute. »
Si le vent souffle sur une route, ça ne fait pas de vagues. Si le vent souffle sur l’eau, il fait des vagues. Bouddha dit : quelles que soient les situations, toutes sont matière à honorer notre esprit le plus profond.
Dans chaque situation, vous devez voir votre karma s’élever, voir l’assaut de votre colère, voir cette tristesse insidieuse qui vous envahit… Et ne pas la nourrir, ne pas la suivre, rester immobile. C’est cela, la pratique.
Chaque lieu est un bon lieu, chaque moment est un bon moment, chaque situation est une opportunité.
Comprenant que la nature de Bouddha existe en permanence, mais qu’elle est colorée par notre karma, nous avons juste à vivre éveillé et à ne pas se laisser embarquer.
Aussi, ne négligez pas la pratique de zazen, l’absorption dans l’immobilité, l’absorption dans l’activité mushotoku, comme la cérémonie, et l’absorption dans l’activité de la vie quotidienne. À ce moment-là, vous pourrez faire face à toutes les situations.
La Voie du Bouddha c’est « faire fleurir le lotus bleu au milieu des flammes », l’esprit le plus calme au milieu des flammes du monde.